OUGANDA. Enfin un café 100 % africain ! (2024)

A 43ans, Andrew Rugasira est un homme de haute taille, infatigable, au visage osseux et aux oreilles légèrement décollées. Son sourire adoucit le tout. Muni de son ordinateur portable et d’une présentation PowerPoint de son café, l’Ougandais prépare une sorte de révolution: son pays ne doit plus se contenter de vendre ses grains non torréfiés à des exportateurs qui, de Nescafé à Starbucks, fournissent les rois du café en Amérique et enEurope.

Lorsque Andrew Rugasira a voulu placer son café dans les rayons des supermarchés en Angleterre et en Amérique, il n’a passé aucun coup de téléphone de son domicile de Kampala, en Ouganda. Il n’a envoyé aucun courriel. La distance lui semblait trop grande. D’un côté, les agriculteurs ougandais; de l’autre, les grandes chaînes occidentales de supermarchés. Entre les deux mondes, un abîme. Pour réussir, Rugasira était convaincu qu’il devait faire le déplacement en personne et combler ce fossé. Il a donc embarqué dans un avion pour Londres sans avoir établi le moindre contact au préalable. Il est descendu dans un hôtel londonien, a passé des coups de fil et envoyé des mails aux entreprises intéressées. Sans résultat. Au bout du compte, il n’a eu d’autre solution que derentrer.

L’entreprise de Rugasira se nomme Good African Coffee. Son bureau de Kasese, à environ 300kilomètres à l’ouest de Kampala, au cœur du continent, est un petit bâtiment blanc et bleu, au pied des monts Rwenzori. Tout autour, une ville délabrée que faisait vivre une mine de cuivre aujourd’hui abandonnée. Un matin, j’ai accompagné Rugasira dans une de ses visites aux agriculteurs qui vendent leurs grains de café à Good African. Les fermiers présents dans la cahute avaient revêtu leurs plus beaux habits pour nous recevoir. La petite bâtisse abrite le service de prêt et d’épargne que Rugasira a mis sur pied. Il est géré par les villageois eux-mêmes, avec des cahiers d’écolier en guise de livrets bancaires. Grâce à ce type d’initiative, Rugasira espère inciter les agriculteurs à investir pour assurer l’éducation de leurs enfants, rénover leurs cabanes de boue séchée et de paille, et, d’une manière générale, améliorer leur niveau devie.

Mais Andrew Rugasira leur a aussi apporté des choses bien plus élémentaires qu’un système bancaire. Ce jour-là, les paysans m’ont appris que, jusqu’à l’arrivée de l’entrepreneur et de son équipe, leurs champs n’étaient même pas aménagés en terrasses. Ils ignoraient cette méthode millénaire, pourtant essentielle pour augmenter les rendements. Rugasira a également lancé une “minirévolution industrielle” dans la région en faisant venir des dépulpeuses –des machines métalliques d’environ un mètre de haut, dont on actionne la manivelle pour séparer le grain de café de son épaisse écorce rouge. Au fil des années, il a fait don de 200 de ces machines, que les agriculteurs se partagent en les transportant, à dos d’homme, de village en village. Son équipe a également appris aux paysans à faire tremper les grains écorcés afin d’éliminer ceux qui ne sont pas bons et d’ôter le mucilage, cette matière collante qui enveloppe les grains. Ou encore à faire sécher les grains à l’ombre et en hauteur, sur des treillis métalliques que Rugasira a spécialement fait fabriquer. Ces procédés, leur a-t-il expliqué, permettent d’enrichir le goût du café et d’augmenter le prix auquel il peut le leur acheter. Grâce à eux, les agriculteurs ont pu progressivement s’affranchir du système local jusqu’alors dominant, au sein duquel ils vendaient à bas prix leur production à desintermédiaires.

Entrepreneur dansl’âme

Dès le départ, Rugasira leur a proposé 70% de plus que les prix pratiqués couramment –soit environ 50centimes d’euro la livre – pour un produit susceptible de satisfaire les marchés les plus exigeants et qu’il comptait torréfier et lancer sur un marché qui pèse, souligna-t-il devant moi à plusieurs reprises, plusieurs milliards dedollars.

Les débuts ont été difficiles, mais Andrew Rugasira doit à son enfance une détermination sans faille. Il a grandi à Kampala dans les années 1970. Idi Amin Dada [1971-1979] faisait alors régner la terreur. Quand Rugasira avait 11ans, au lendemain de la chute du dictateur, des soldats escaladèrent l’enceinte de sa maison familiale et emportèrent le téléviseur, le réfrigérateur et la plupart des meubles. Rugasira et deux de ses sœurs, âgées de 5 et 7ans, se réfugièrent dans une chambre où ils se mirent à genoux pour prier. Ils entendirent les soldats proférer des menaces, et leurs parents les implorer. Les hommes finirent par partir. Mais un soir, son père, propriétaire d’une usine de bâtons de craie pour les écoliers, ne rentra pas à la maison. Il fut emprisonné, puiss’exila…

Lorsqu’on demande à Rugasira comment il a vécu cette période de sa vie, il répond d’un ton impassible qu’elle ne l’a tout simplement pas affecté. “Tout dépend du contexte, explique-t-il. J’avais des amis qui perdaient leurs parents. Tous ceux qui semblaient gagner correctement leur vie étaient accusés d’être des agents d’Idi Amin. Il n’était pas difficile de comprendre que j’avais de la chance d’être en vie, et que mes parents soient vivants.” Mais notre entrepreneur ne veut pas s’étendre sur cette période. Il préfère parler de la valeur ajoutée qu’ont réussi à obtenir les planteurs des collines accidentées surplombant Kasese grâce à une méthode de traitement des grains que ses collaborateurs leur ont enseignée. Ou encore expliquer comment il voudrait parvenir à “contrôler la chaîne d’un bout à l’autre” en installant une usine de torréfaction à Kampala pour proposer aux magasins britanniques et américains le premier café torréfié en Afrique, et donner ainsi une impulsion décisive à une industrie dynamique en Afriquesubsaharienne.

Après des études à Londres, Rugasira rentra dans son pays et se lança dans les affaires. Le succès fut vite au rendez-vous. En 1998, Bill Clinton effectua une visite en Ouganda et la florissante société de relations publiques de Rugasira fut choisie pour fournir les podiums, assurer l’éclairage et la sonorisation lors des trois discours du président américain. “Les Américains avaient déployé des ressources énormes! s’exclame Rugasira. L’Ouganda n’avait jamais vu d’avions capables de transporter des limousines ou des hélicoptères. Ce fut un rappel étourdissant de la disparité de la puissance, et de la dynamique du pouvoir entre deux pays. Mais surtout, ce fut pour moi l’occasiond’apprendre.”

Plusqu’équitable

Pourtant, une fois parvenu à ces sommets, notre homme commença à avoir le sentiment de s’être égaré. Sa femme Jackie –mère de leurs cinqenfants– ne cessait de lui parler de la “prospérité intérieure”, qu’elle opposait à la prospérité purement matérielle après laquelle il courait. En outre, il se sentait en permanence “agressé par les images de misère noire et de désespoir” qu’il voyait dans les quartiers et les banlieues de Kampala. Il se soumit alors, raconte-t-il, à une “sévère autocritique”: “Je suis né dans une famille chrétienne. Je m’en étais éloigné durant mes années d’université, mais peu à peu je suis revenu à mafoi.”

En 2003, Rugasira vend sa société et utilise l’argent –complété par un prêt qu’il obtient en hypothéquant sa maison– pour créer son entreprise de café. Entre les milliers de paysans de la région de Kasese, avec leurs petit* champs d’arabica aux feuilles vernissées, et son rêve d’une usine implantée à Kampala, il sent alors que le café est le moyen parfait de concilier son désir de profit personnel et l’intérêt général. L’Afrique fournit environ undixième de la production mondiale de grains de café bruts, la plupart de qualité médiocre. Il est temps que les choses changent. “Nous voulons lutter contre l’idée selon laquelle l’Afrique est faite de sociétés primitives et arriérées, où rien ne marche, un continent où les conflits sont incessants, un continent qui se contente de quémander de l’aide, un cas désespéré”, explique-t-il. C’est décidé, son entreprise sera le symbole lumineux des capacités du continent à se redresser et à s’engager dans lacompétition.

Bientôt, avec l’amélioration de leurs rendements et le prix que Rugasira paie pour leurs grains, les paysans voient augmenter leurs revenus. Mais, pour pouvoir continuer à acheter leur production, l’entrepreneur doit absolument trouver des débouchés pour ses produits. Problème: au cours de cette année 2004, avec son domicile familial hypothéqué, il commence à paniquer. Rugasira décide alors de repartir une nouvelle fois àLondres.

Un contact sud-africain le met en relation avec le distributeur britannique David Fine. “C’était à peu près à l’époque où Bob Geldof lançait son slogan ‘Give Money!’” me raconte Fine en faisant référence à la campagne d’aide à l’Afrique lancée par le chanteur, et dont la popularité avait grandi à l’occasion du G8 de 2005 enEcosse.

“Toutes les sociétés qui ont connu la prospérité l’ont atteinte grâce au commerce et non grâce à l’assistanat”, déclare Rugasira à Fine lorsque les deux hommes se rencontrent à Londres. “La charité n’est pas motivante. Elle étouffe l’innovation. Elle entraîne une dépendance chronique. La contribution de l’Afrique au commerce mondial n’est que de 1%. Si ce chiffre passait ne serait-ce qu’à 2%, cela rapporterait bien plus au continent que toute l’aide dont bénéficie l’Afrique en uneannée.”

L’Ougandais s’engage à consacrer la moitié de ses éventuels bénéfices à procurer du matériel et une formation aux agriculteurs, et à développer des programmes éducatifs tels qu’une “initiation à la finance” afin de renforcer les banques villageoises. Mais ce qui suscite le plus l’intérêt de Fine, c’est le contraste entre le message de Geldof ou de Bono et celui de Rugasira: “J’avais devant moi Andrew qui disait: ‘L’aide n’est pas la panacée’”, se souvient-il. Il est touché par la foi que professe Rugasira: “On sent que ce type y croit vraiment.” Son message ainsi que la commercialisation d’un produit fini 100% africain sont susceptibles de rencontrer un large écho. Bien plus que l’achat “équitable” de grains du tiers-monde, vanté par les géants du café sur leurs emballages pour se donner bonne conscience. N’ayant pas d’argent pour faire de la publicité, Rugasira rédige alors une tribune libre dans The Guardian, dans laquelle il fait la promotion de son café tout en affirmant sa foi dans la viabilité del’Afrique.

Depuis la création de son entreprise, Rugasira s’est efforcé de percer aussi dans les magasins américains. Le marché américain, avoue-t-il, lui apparaissait “comme un monstrueuxlabyrinthe”. En 2009, la Willow Creek Community Church de la banlieue de Chicago, l’une des communautés religieuses les plus puissantes des Etats-Unis, invite notre entrepreneur à prononcer un discours dans le cadre de son programme d’aide à l’Afrique. Devant 7200 personnes réunies dans le stade couvert de Willow Creek et plus de 20000 autres qui en suivent la retransmission simultanée, Rugasira raconte l’histoire de Good African. “Beaucoup de personnes de cœur agissent en faveur de l’aide à l’Afrique parce qu’elles pensent amener un changement grâce à leurs dons. Mais comment cela se pourrait-il?” s’interroge Rugasira d’un ton incrédule. “Regardez les Etats-Unis! Deux siècles de croissance et de prospérité générées par le commerce. Regardez la Chine! Le commerce est le seul moyen durable de faire sortir les sociétés de lapauvreté.”

Deux millions dedollars

Assis en haut des gradins, Jerry Kehe, un responsable de l’Eglise, est conquis. En âge de prendre sa retraite, il vient tout juste d’abandonner son poste de directeur d’un des plus gros fournisseurs des supermarchés américains. Le lendemain, il emmène ce mystérieux entrepreneur africain visiter le siège de son entreprise de transport. “Un système de tapis roulant de 12kilomètres de long!” s’extasie Andrew. Le nouveau PDG, qui a également entendu son discours, annonce la nouvelle: “Nous avons décidé de faire quelque chose.” Grâce à l’influence de cette entreprise de distribution, Rugasira s’est récemment vu allouer une place sur les rayonnages de deux chaînes de supermarchés duMidwest.

Quoi qu’en dise Rugasira, son entreprise n’est pas totalement indépendante de l’aide financière. Les projets commerciaux africains ayant bien du mal à trouver des investisseurs, environ unhuitième des fonds qui ont permis à Good African de fonctionner au cours de ces dernières années est fourni par l’Agence américaine pour le développement international. Le discours de cet entrepreneur ougandais peut aussi être entendu comme un appel indirect aux instincts altruistes plutôt que purement capitalistes: vendez ce café dans vos magasins, car c’est une bonne action. A la différence des secteurs du textile ou du matériel informatique, qui profitent d’une main-d’œuvre asiatique efficace et peu coûteuse, Rugasira ne propose aucun avantage notable en termes de prix. Il fait fond, au contraire, sur la qualité gustative de son café, dont les accents citronnés sont dus au sol et à l’altitude propres aux montsRwenzori.

En quoi une entreprise comme Good African est-elle exemplaire du point de vue de la croissance économique et de la compétitivité du continent? William Easterly, qui enseigne l’économie à l’université de New York s’est intéressé à l’entreprise de Rugasira. Il remarque que les atouts incontestables de la Chine ne sont pas forcément nécessaires à la réussite d’entreprises individuelles ni au développement de l’Afrique en général. Le simple fait d’accéder au marché et d’y tenir sa place peut déjà constituer une victoire majeure pour une entreprise comme Good African. Non seulement parce que la marque a une chance de se développer, mais aussi parce que, pour son avenir, l’Afrique doit d’abord prouver qu’elle est capable de survivre dans le monde des affaires. Jeffrey Sachs, directeur de l’Earth Institute de l’université Columbia, ajoute que ce que l’on a appelé le “miracle asiatique” a justement débuté par des avancées minuscules, locales et peu remarquées dans l’agriculturecommerciale.

Or c’est précisément ce qu’est en train de faire Good African à Kasese et dans ses environs.
Quant au discours de Rugasira, aussi éthique qu’il soit, pas besoin d’être un économiste pour comprendre sa vocation capitaliste. En 2012, il espère ainsi vendre pour 2millions de dollars de café aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et aussi, à la suite d’un accord signé récemment, en Autriche. Pour la première fois, Good African enregistrera des bénéfices. Certes, 2millions de dollars ne représentent qu’une goutte d’eau dans l’océan du marché mondial du café haut de gamme. Mais cette goutte d’eau pourrait bien incarner un nouvel espoir pour l’Afrique subsaharienne. Que Rugasira voie juste en condamnant le principe de l’aide ou que Sachs ait raison d’affirmer qu’une assistance massive est cruciale, le continent africain est peut-être tout doucement en train de s’ensortir.

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